JACOB JACOB de Valérie Zenatti
Le
sommet d’une montagne rocheuse, des falaises, les figuiers de barbarie de
Constantine… le décor est planté. Jacob, 19 ans, s’élance sur un pont suspendu
au-dessus du Rhummel, subtil symbole du passage entre deux mondes que Jacob va
tenter de faire coexister à l’occasion de son engagement dans l’armée française,
lui le bon élève féru de poésie et plein de douceur face à la barbarie guerrière.
Les hommes de la famille sont fiers de ce départ, mais pas Rachel, sa mère, qui
l’enveloppe d’un regard plein d’inquiétude. Il faut dire qu’elle l’aime tant
son Jacob, ce fils inespéré, dernier d’une grande fratrie, à qui elle a choisi
de redonner ce prénom meurtri : Jacob, Jacob, pour succéder à un fils
perdu. C’est donc malgré elle que Jacob va partir à la rencontre de la guerre
qui « transforme les hommes en viande » nous dit Valérie Zenatti et
leur fait oublier pour quoi et pour qui ils se battent. Les conflits se
succèdent, et la ferveur s’étiole. C’est avec une grande tendresse que l’auteur
nous emporte dans les doutes de cette mère juive algérienne dont l’amour infini
défie le temps et interroge l’Histoire, de 1944 à 1969.
Extrait :
Comment
les autres font-ils pour dormir, se demande Jacob dans cette tente au milieu du
désert où il claque des dents, comment font-ils pour faire taire les
questions ? Qu’est-ce qui l’a préparé à être là depuis sa naissance ?
Les noyaux d’abricot transformés en osselets, les cerfs-volants fabriqués avec
des roseaux, du papier journal, de la farine et de l’eau en guise de colle,
non, les livres empruntés à l’école, la musique, les cigarettes fumées en douce
dans les grottes, les filles regardées comme un mystère effrayant et gracieux,
non, les disputes, les prières, les plats de fêtes, les chutes dans les rochers
du Rhumel, les blessures aux genoux, les mains écorchées, non, rien ne l’a
amené ici naturellement, pas même de jouer aux soldats avec ses copains,
d’imaginer qu’ils étaient sur un champ de bataille, rejouant Verdun, le plus
souvent, ou les Dardanelles. Ils aimaient ce mot répété par les anciens, ils
s’en gargarisaient littéralement en se délectant de faire rouler le r pris
entre les deux d, avant de l’adoucir par la dernière syllabe qui s’envolait
sous la langue. Ils clamaient Dardanelles et ils y étaient. Tu es un soldat
allemand, pan, je te tue, tu es mort, allez, viens, on va s’acheter un
créponné, j’ai piqué cinquante centimes à mon frère. Le goût du citron glacé
envahit le palais de Jacob, affole la mémoire nichée dans ses papilles, il s’interroge
encore, comment les autres font-ils pour dormir. Lui n’y arrive pas, malgré l’entraînement
qui fait exploser sa poitrine trop pleine d’un air brûlant qu’elle ne parvient
pas à réguler, déchire ses muscles, rétifs à la perspective de se tendre encore
et se tendant quand même, et les humiliations du sergent-chef qui a l’air de n’avoir
jamais été un enfant, ou alors un enfant cruel, de n’avoir jamais eu dix-huit
ans mais toujours trente, il dit courez, il dit à terre, il dit grimpez, il dit
tirez, il dit debout, il dit mous comme vous êtes, vous n’allez pas tenir,
bêtes comme vous êtes, vous allez tous mourir, c’est son vocabulaire, personne
ne l’a jamais entendu articuler merci, peut-être, bonne nuit, dire qu’il y a
des mots qu’un homme peut ne pas prononcer de toute sa vie.
La force de l'écriture de Valérie Zenatti et sa puissance d'évocation valent vraiment le détour.
Bonne lecture !
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