Bienvenue

Chers amis du monde entier,
Bienvenue sur mon Bloc Nat, un espace de découverte et de partage.
J'ai conçu ce blog comme un mille feuille de mes passions, à la fois musée et bibliothèque virtuels et vivants, que j'ai eu le plaisir de partager avec le public japonais lors de mes interventions à l'Institut Français du Japon à Tokyo pendant 5 ans.
Mon objectif ? Vous communiquer le désir et le plaisir d'apprendre et d'échanger ...au-delà des frontières.

Dear all,
Welcome on my Bloc Nat, a special space for shared discoveries.
I created this blog as a "mille feuille" of my passions, both virtual museum and library during my work at French Institute In Japan, Tokyo, during 5 years. My goal is to inform you of desire and love of learning... beyond borders. Enjoy with me !

Avril 2019 : changement de cap !
Je mets dorénavant toute mon énergie bénévole au service de l'Association Du Mont Brouilly au mont Fuji. Retrouvez mes conseils de lecture sur le site internet de l'association : www.brouilly-fuji.com

April 2019 : I change !
I now put all my volunteer energy into the association Du mont Brouilly au mont Fuji.
Find my reading tips on the website of the association : www.brouilly-fuji.com

See you !

Club lecture de l'IFJ autour de l'autobiographie

Vous retrouverez ici les textes lus ou évoqués pendant les séances du club lecture de l'Institut Français du Japon qui se sont déroulées à l'automne 2015 et qui avaient pour thème l'autobiographie.
Un grand merci à Sumiko, Fumiko, Harue, Yoko, Chieko  et Eri qui ont rendu ces échanges possibles et tellement enrichissants.

SOMMAIRE :

1- Marcel Proust A la Recherche du temps perdu
2- Annie Ernaux La Place
3- Jean-Paul Sartre Les Mots
4- Discours de Patrick Modiano pour le prix Nobel 2014
5- Patrick Modiano auteur de chansons
6- Patrick Modiano Un Pedigree
7- Albert Cohen Le Livre de ma mère
8- Jules Vallès L'Enfant
9 - Hervé Bazin Vipère au poing
10 - Daniel Pennac Chagrin d'école



LE TEXTE CELEBRE DE LA MADELEINE 
MARCEL PROUST






II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille Saint Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. II est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. [...] Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. II est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence, de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé ; les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable,
l'édifice immense du souvenir.


Marcel ProustÀ la recherche du temps perdu. Du côté de chez Swann, 1913.




Le jeudi 22 octobre 2015 paraissent des manuscrits inédits de Marcel Proust où l'on découvre la genèse du célèbre passage de la madeleine.


Le Progrès, journal français, article du lundi 19 octobre 2015 :

Il s’en est fallu d’une miette pour que la célèbre petite madeleine de Proust soit du « pain grillé » ou « une biscotte », révèlent les ébauches du célèbre livre "A la recherche du temps perdu", l’un des monuments de la littérature du XXème siècle, qui vont être publiées ce jeudi pour la première fois.
Reclus dans la chambre de son appartement parisien, ou dans celle du 4ème étage du Grand Hôtel de Cabourg, Marcel Proust noircit des pages et des pages. Ses doutes, ses hésitations et ses trouvailles se déploient dans ses carnets Moleskine, ses cahiers d’écoliers, des feuilles volantes.

La petite madeleine dans le thé

« De ces dizaines de milliers de pages, nous avons choisi d’extraire trois pépites », raconte Jessica Nelson, éditrice et cofondatrice des éditions des Saint-Pères qui publient les reproductions des trois Moleskine inédits où Proust travaille sur ce qui va devenir « une scène fameuse entre toutes » de l’univers proustien : celle du goût de la madeleine humectée d’un peu de thé.

« C’est dans ces Cahiers que l’on trouve la première occurrence de cette sensation », écrit dans sa préface Jean-Paul Enthoven, coauteur avec son fils Raphaël, du "Dictionnaire amoureux de Marcel Proust" (Plon). « Marcel, prudent, n’a pas encore définitivement choisi sa Petite Madeleine "moulée dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques". Il hésite, envisage diverses pâtisseries, après avoir imaginé une tranche de "pain grillé", il médite autour d’une "biscotte", et il faut attendre encore pour voir enfin apparaître le biscuit proustien par excellence », raconte Jean-Paul Enthoven.

La petite madeleine apparaîtra finalement dans "Du côté de chez Swann". Marcel se voit proposer par sa mère du thé et des madeleines en une froide journée d’hiver. Lorsque les miettes et le breuvage chaud inondent son palais, il tressaille. Cette sensation de plaisir le renvoie à des souvenirs plus anciens. Le voilà ramené à Combray, le dimanche matin, lorsque la tante Léonie lui proposait une infusion de thé ou de tilleul. Le bonheur de l’enfance ressuscite.


LA PLACE
ANNIE ERNAUX






EXTRAITS CHOISIS :



Il faisait deux kilomètres pour atteindre l’école. Chaque lundi, l’instituteur inspectait les ongles, le haut du tricot de corps, les cheveux à cause de la vermine. Il enseignait durement, la règle de fer sur les doigts, respecté. Certains de ses élèves parvenaient au certificat dans les premiers du canton, un ou deux à l’école normale d’instituteurs. Mon père manquait la classe, à cause des pommes à ramasser, du foin, de la paille à botteler, de tout ce qui se sème et se récolte. Quand il revenait à l’école, avec son frère aîné, le maître hurlait « vos parents veulent donc que vous soyez misérables comme eux ! » Il a réussi à savoir lire et écrire sans faute. Il aimait apprendre. ( On disait apprendre tout court, comme boire ou manger. ) Dessiner aussi, des têtes, les animaux. A douze ans, il se trouvait dans la classe du certificat. Mon grand-père l’a retiré de l’école pour le placer dans la même ferme que lui. On ne pouvait plus le nourrir à rien faire. (…)



Il n’a jamais mis les pieds dans un musée. Il s’arrêtait devant un beau jardin, des  arbres en fleur, une ruche, regardait les filles bien en chair. Il admirait les constructions immenses, les grands travaux modernes ( le pont de Tancarville ). Il aimait la musique de cirque, les promenades en voiture dans la campagne, c’est-à-dire qu’en parcourant des yeux les champs, les hêtrées, en écoutant l’orchestre de Bouglione, il paraissait heureux. L’émotion qu’on éprouve en entendant un air, devant des paysages, n’était pas un sujet de conversation. Quand j’ai commencé à fréquenter la petite bourgeoisie d’Y…, on me demandait d’abord mes goûts, le jazz ou la musique classique, Tati ou René Clair, cela suffisait à me faire comprendre que j’étais passée dans un autre monde.

Le pont de Tancarville, en France, en Normandie


Une photo prise dans la courette au bord de la rivière. Une chemise blanche aux manches retroussées, un pantalon sans doute en flanelle, les épaules tombantes, les bras légèrement arrondis. L’air mécontent, d’être surpris par l’objectif, peut-être, avant d’avoir pris la position. Il a quarante ans. Rien dans l’image pour rendre compte du malheur passé, ou de l’espérance. Juste les signes clairs du temps, un peu de ventre, les cheveux noirs qui se dégarnissent aux tempes, ceux, plus discrets, de la condition sociale, ces bras décollés du corps, les cabinets et la buanderie qu’un œil petit-bourgeois n’aurait pas choisi comme fond pour la photo.


Alentour de la cinquantaine, encore la force de l’âge, la tête très droite, l’air soucieux, comme s’il craignait que la photo ne soit ratée, il porte un ensemble, pantalon foncé, veste claire sur une chemise et une cravate. Photo prise un dimanche, en semaine, il était en bleus. De toute façon, on prenait les photos le dimanche, plus de temps, et l’on était mieux habillé. Je figure à côté de lui, en robe à volants, les deux bras tendus sur le guidon de mon premier vélo, un pied à terre. Il a une main ballante, l’autre à sa ceinture. En fond, la porte ouverte du café, les fleurs sur le bord de la fenêtre, au-dessus de celle-ci la plaque de licence des débits de boisson. On se fait photographier avec ce qu’on est fier de posséder, le commerce, le vélo, plus tard la 4CV, sur laquelle il appuie une main, faisant par ce geste remonter exagérément son veston. Il ne rit sur aucune photo.



Une photo de moi, prise seule, au dehors, avec à ma droite la rangée de remises, les anciennes accolées aux neuves. Sans doute n’ai-je pas encore de notions esthétiques. Je sais toutefois paraître à mon avantage : tournée de trois quarts pour estomper les hanches moulées dans une jupe étroite, faire ressortir la poitrine, une mèche de cheveux balayant le front. Je souris pour me faire l’air doux. J’ai seize ans. Dans le bas, l’ombre portée du buste de mon père qui a pris la photo.




Pour manger, il ne se servait que de son opinel. Il coupait le pain en petits cubes, déposés près de son assiette pour y piquer des bouts de fromage, de charcuterie, et saucer. Me voir laisser de la nourriture dans l’assiette lui faisait deuil. On aurait pu ranger la sienne sans la laver. Le repas fini, il essuyait son couteau contre son bleu. S’il avait mangé du hareng, il l’enfouissait dans la terre pour lui enlever l’odeur. Jusqu’à la fin des années cinquante, il a mangé de la soupe le matin, après il s’est mis au café au lait, avec réticence, comme s’il sacrifiait à une délicatesse féminine. Il le buvait cuillère par cuillère, en aspirant, comme de la soupe. A cinq heures, il se faisait sa collation, des œufs, des radis, des pommes cuites et se contentait le soir d’un potage. La mayonnaise, les sauces compliquées, les gâteaux, le dégoûtaient.



 Annie Ernaux, La Place, 1983


Les Mots - JEAN-PAUL SARTRE





A la vérité, il forçait un peu sur le sublime : c’était un homme du XIXème siècle qui se prenait, comme tant d’autres, comme Victor Hugo lui-même, pour Victor Hugo. Je tiens ce bel homme à barbe de fleuve, toujours entre deux coups de théâtre, comme l’alcoolique entre deux vins, pour la victime de deux techniques récemment découvertes : l’art du photographe et l’art d’être grand-père. Il avait la chance et le malheur d’être photogénique ; ses photos remplissaient la maison : comme on ne pratiquait pas l’instantané, il y avait gagné le goût des poses et des tableaux vivants ; tout lui était prétexte à suspendre ses gestes, à se figer dans une belle attitude, à se pétrifier ; il raffolait de ces courts instants d’éternité où il devenait sa propre statue. Je n’ai gardé de lui – en raison de son goût pour les tableaux vivants – que des images raides de lanterne magique : un sous-bois, je suis assis sur un tronc d’arbre, j’ai cinq ans : Charles Schweitzer porte un panama, un costume de flanelle crème à rayures noires, un gilet de piqué blanc, barré par une chaîne de montre ; son pince-nez  pend au bout d’un cordon ; il s’incline sur moi, lève un doigt bagué d’or, parle. Tout est sombre, tout est humide, sauf sa barbe solaire : il porte son auréole autour du menton. Je ne sais ce qu’il dit : j’étais trop soucieux d’écouter pour entendre. Je suppose que ce vieux républicain d’Empire m’apprenait mes devoirs civiques et me racontait l’histoire bourgeoise ; il y avait eu des rois, des empereurs, ils étaient très méchants ; on les avait chassés, tout allait pour le mieux. Le soir, quand nous allions l’attendre sur la route, nous le reconnaissions bientôt, dans la foule des voyageurs qui sortaient du funiculaire, à sa haute taille, à sa démarche de maître de menuet. Du plus loin qu’il nous voyait, il se « plaçait », pour obéir aux injonctions d’un photographe invisible : la barbe au vent, le corps droit, les pieds en équerre, la poitrine bombée, les bras largement ouverts. A ce signal, je m’immobilisait, je me penchais en avant, j’étais le coureur qui prend le départ, le petit oiseau qui va sortir de l’appareil ; nous restions quelques instants face à face, un joli groupe de Saxe, puis je m’élançais, chargé de fruits et de fleurs, du bonheur de mon grand-père, j’allais buter contre ses genoux avec un essoufflement feint, il m’enlevait de terre, me portait aux nues, à bout de bras, me rabattait sur son cœur en murmurant : «  Mon trésor ! »




C’était le Paradis. Chaque matin, je m’éveillais dans une stupeur de joie, admirant la chance folle qui m’avait fait naître dans la famille la plus unie, dans le plus beau pays du monde. Les mécontents me scandalisaient : de quoi pouvaient-ils se plaindre ? C’étaient des mutins. Ma grand-mère en particulier me donnait les plus vives inquiétudes : j’avais la douleur de constater qu’elle ne m’admirait pas assez. De fait, Louise m’avait percé à jour. Elle blâmait ouvertement en moi le cabotinage qu’elle n’osait reprocher à son mari : j’étais un polichinelle, un pasquin, un grimacier, elle m’ordonnait de cesser mes « simagrées ». J’étais d’autant plus indigné que je la soupçonnais de se moquer aussi de mon grand-père : c’était « l’Esprit qui toujours nie ». Je lui répondais, elle exigeait des excuses ; sûr d’être soutenu, je refusais d’en faire. Mon grand-père saisissait au bond l’occasion de montrer sa faiblesse : il prenait mon parti contre sa femme qui se levait, outragée, pour aller s’enfermer dans sa chambre. Inquiète, craignant les rancunes de ma grand-mère, ma mère parlait bas, donnait humblement tort à son père qui haussait les épaules et se retrait dans son cabinet de travail ; elle me suppliait enfin d’aller demander mon pardon. Je jouissais de mon pouvoir : j’étais Saint Michel et j’avais terrassé l’Esprit Malin. Pour finir, j’allais m’excuser négligemment. A part ça, bien entendu, je l’adorais : puisque c’était ma grand-mère. On m’avait suggéré de l’appeler Mamie, d’appeler le chef de famille par sn prénom alsacien, Karl. Karl et Mamie ça sonnait mieux que Roméo et Juliette, que Philémon et Baucis. Ma mère me répétait cent fois par jour non sans intention : « Karlémami  nous attendent ; Karlémami seront contents … » évoquant par l’intime union de ces quatre syllabes l’accord parfait des personnes.




J’ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout ; défense était faite de les épousseter sauf une fois l’an, avant la rentrée d’octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres levées : droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la prospérité de notre famille en dépendait. Elles se ressemblaient toutes, je m’ébattais dans un minuscule sanctuaire, entouré de monuments trapus, antiques qui m’avaient vu naître, qui me verraient mourir et dont la permanence me garantissait un avenir aussi calme que le passé. Je les touchais en cachette pour honorer mes mains de leur poussière mais je ne savais trop qu’en faire et j’assistais chaque jour à des cérémonies dont le sens m’échappait : mon grand-père – si maladroit, d’habitude, que ma mère lui boutonnait ses gants – maniait ces objets culturels avec une dextérité d’officiant. Je l’ai vu mille fois se lever d’un air absent, faire le tour de sa table, traverser la pièce en deux enjambées, prendre un volume sans hésiter, sans se donner le temps de choisir, le feuilleter en regagnant son fauteuil, par un mouvement combiné du pouce et de l’index puis, à peine assis, l’ouvrir d’un coup sec « à la bonne page » en le faisant craquer comme un soulier. Quelquefois je m’approchais pour observer ces boîtes qui se fendaient comme des huîtres et je découvrais la nudité de leurs organes intérieurs, des feuilles blêmes et moisies, légèrement boursouflées, couvertes de veinules noires, qui buvaient l’encre et sentaient le champignon.



Les obsèques de Jean-Paul Sartre



PATRICK MODIANO - Prix Nobel 2014


Patrick Modiano a reçu le prix Nobel de littérature en 2014.
Voici son discours officiel lors de la remise du prix Nobel.

Je voudrais vous dire tout simplement combien je suis heureux d'être parmi vous et combien je suis ému de l'honneur que vous m'avez fait en me décernant ce prix Nobel de Littérature. C'est la première fois que je dois prononcer un discours devant une si nombreuse assemblée et j'en éprouve une certaine appréhension. On serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et facile de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain - ou tout au moins un romancier - a souvent des rapports difficiles avec la parole. Et si l'on se rappelle cette distinction scolaire entre l'écrit et l'oral, un romancier est plus doué pour l'écrit que pour l'oral. Il a l'habitude de se taire et s'il veut se pénétrer d'une atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il écoute les conversations sans en avoir l'air, et s'il intervient dans celles-ci, c'est toujours pour poser quelques questions discrètes afin de mieux comprendre les femmes et les hommes qui l'entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n'a plus la ressource de corriger ses hésitations.



















Et puis j'appartiens à une génération où on ne laissait pas parler les enfants, sauf en certaines occasions assez rares et s'ils en demandaient la permission. Mais on ne les écoutait pas et bien souvent on leur coupait la parole. Voilà ce qui explique la difficulté d'élocution de certains d'entre nous, tantôt hésitante, tantôt trop rapide, comme s'ils craignaient à chaque instant d'être interrompus. D'où, sans doute, ce désir d'écrire qui m'a pris, comme beaucoup d'autres, au sortir de l'enfance. Vous espérez que les adultes vous liront. Ils seront obligés ainsi de vous écouter sans vous interrompre et ils sauront une fois pour toutes ce que vous avez sur le coeur.
L'annonce de ce prix m'a paru irréelle et j'avais hâte de savoir pourquoi vous m'aviez choisi. Ce jour-là, je crois n'avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses propres livres et combien les lecteurs en savent plus long que lui sur ce qu'il a écrit. Un romancier ne peut jamais être son lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe, des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n'a qu'une représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d'ensemble.
Curieuse activité solitaire que celle d'écrire. Vous passez par des moments de découragement quand vous rédigez les premières pages d'un roman. Vous avez, chaque jour, l'impression de faire fausse route. Et alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette tentation mais suivre la même route. C'est un peu comme d'être au volant d'une voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité. Vous n'avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d'avancer en vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera.
Sur le point d'achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu'il respire déjà l'air de la liberté, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n'écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu'au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avezvous tracé le dernier mot. C'est fini, il n'a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont les lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même. Vous éprouvez à ce moment-là un grand vide et le sentiment d'avoir été abandonné. Et aussi une sorte d'insatisfaction à cause de ce lien entre le livre et vous, qui a été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de quelque chose d'inaccompli vous poussent à écrire le livre suivant pour rétablir l'équilibre, sans que vous y parveniez jamais. À mesure que les années passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront d'une «oeuvre». Mais vous aurez le sentiment qu'il ne s'agissait que d'une longue fuite en avant.



















Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur luimême. Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu'on le pratiquait avant l'ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. À mesure que l'on avance dans la lecture d'un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu'il existe un tel accord entre l'auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur - au sens où l'on dit d'un chanteur qu'il force sa voix - mais l'entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l'imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l'acupuncture où il suffit de piquer l'aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux.
Cette relation intime et complémentaire entre le romancier et son lecteur, je crois que l'on en retrouve l'équivalent dans le domaine musical. J'ai toujours pensé que l'écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j'ai toujours envié les musiciens qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman - et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J'ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c'est sans doute grâce à cela que j'ai mieux compris la réflexion que j'ai lue quelque part: «C'est avec de mauvais poètes que l'on fait des prosateurs.» Et puis, en ce qui concerne la musique, il s'agit souvent pour un romancier d'entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu'il a pu observer dans une partition musicale où l'on retrouve les mêmes fragments mélodiques d'un livre à l'autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n'avoir pas été un pur musicien et de n'avoir pas composé Les Nocturnes de Chopin.
Le manque de lucidité et de recul critique d'un romancier vis-à-vis de l'ensemble de ses propres livres tient aussi à un phénomène que j'ai remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d'autres: chaque nouveau livre, au moment de l'écrire, efface le précédent au point que j'ai l'impression de l'avoir oublié. Je croyais les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil. Un demi sommeil ou bien un rêve éveillé. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce qu'il doit écrire, et l'on peut craindre qu'il se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l'on oublie cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber.
Dans la déclaration qui a suivi l'annonce de ce prix Nobel, j'ai retenu la phrase suivante, qui était une allusion à la dernière guerre mondiale: «Il a dévoilé le monde de l'Occupation.» Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l'Occupation. Les personnes qui ont vécu dans ce Paris-là ont voulu très vite l'oublier, ou bien ne se souvenir que de détails quotidiens, de ceux qui donnaient l'illusion qu'après tout la vie de chaque jour n'avait pas été si différente de celle qu'ils menaient en temps normal. Un mauvais rêve et aussi un vague remords d'avoir été en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs enfants les interrogeaient plus tard sur cette période et sur ce Paris-là, leurs réponses étaient évasives. Ou bien ils gardaient le silence comme s'ils voulaient rayer de leur mémoire ces années sombres et nous cacher quelque chose. Mais devant les silences de nos parents, nous avons tout deviné, comme si nous l'avions vécu.



















Ville étrange que ce Paris de l'Occupation. En apparence, la vie continuait, «comme avant»: les théâtres, les cinémas, les salles de music-hall, les restaurants étaient ouverts. On entendait des chansons à la radio. Il y avait même dans les théâtres et les cinémas beaucoup plus de monde qu'avant-guerre, comme si ces lieux étaient des abris où les gens se rassemblaient et se serraient les uns contre les autres pour se rassurer. Mais des détails insolites indiquaient que Paris n'était plus le même qu'autrefois. À cause de l'absence des voitures, c'était une ville silencieuse - un silence où l'on entendait le bruissement des arbres, le claquement de sabots des chevaux, le bruit des pas de la foule sur les boulevards et le brouhaha des voix. Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était interdite, cette ville semblait absente à elle-même - la ville «sans regard», comme disaient les occupants nazis. Les adultes et les enfants pouvaient disparaître d'un instant à l'autre, sans laisser aucune trace, et même entre amis, on se parlait à demi-mot et les conversations n'étaient jamais franches, parce qu'on sentait une menace planer dans l'air.
Dans ce Paris de mauvais rêve, où l'on risquait d'être victime d'une dénonciation et d'une rafle à la sortie d'une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l'ombre du couvre-feu sans que l'on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c'est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l'Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n'a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.
Voilà aussi la preuve qu'un écrivain est marqué d'une manière indélébile par sa date de naissance et par son temps, même s'il n'a pas participé d'une manière directe à l'action politique, même s'il donne l'impression d'être un solitaire, replié dans ce qu'on appelle «sa tour d'ivoire». Et s'il écrit des poèmes, ils sont à l'image du temps où il vit et n'auraient pas pu être écrits à une autre époque.
Ainsi le poème de Yeats, ce grand écrivain irlandais, dont la lecture m'a toujours profondément ému: Les cygnes sauvages à Coole. Dans un parc, Yeats observe des cygnes qui glissent sur l'eau:
Le dix-neuvième automne est descendu sur moi
Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;
Je les vis, avant d'en avoir pu finir le compte
Ils s'élevaient soudain
Et s'égayaient en tournoyant en grands cercles brisés
Sur leurs ailes tumultueuses
Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles
Majestueux et pleins de beauté.
Parmi quels joncs feront-ils leur nid,
Sur la rive de quel lac, de quel étang
Enchanteront-ils d'autres yeux lorsque je m'éveillerai
Et trouverai, un jour, qu'ils se sont envolés?
Les cygnes apparaissent souvent dans la poésie du XIXe siècle - chez Baudelaire ou chez Mallarmé. Mais ce poème de Yeats n'aurait pas pu être écrit au XIXe siècle. Par son rythme particulier et sa mélancolie, il appartient au XXe siècle et même à l'année où il a été écrit.



















Il arrive aussi qu'un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du XIXe siècle - Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski - lui inspire une certaine nostalgie. À cette époque là, le temps s'écoulait d'une manière plus lente qu'aujourd'hui et cette lenteur s'accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son énergie et son attention. Depuis, le temps s'est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les oeuvres discontinues et morcelées d'aujourd'hui. Dans cette perspective, j'appartiens à une génération intermédiaire et je serais curieux de savoir comment les générations suivantes qui sont nées avec l'internet, le portable, les mails et les tweets exprimeront par la littérature ce monde auquel chacun est «connecté» en permanence et où les «réseaux sociaux» entament la part d'intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu'à une époque récente - le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème romanesque. Mais je veux rester optimiste concernant l'avenir de la littérature et je suis persuadé que les écrivains du futur assureront la relève comme l'a fait chaque génération depuis Homère…
Et d'ailleurs, un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son époque de manière si étroite qu'il n'y échappe pas et que le seul air qu'il respire, c'est ce qu'on appelle «l'air du temps», il exprime toujours dans ses oeuvres quelque chose d'intemporel. Dans les mises en scène des pièces de Racine ou de Shakespeare, peu importe que les personnages soient vêtus à l'antique ou qu'un metteur en scène veuille les habiller en bluejeans et en veste de cuir. Ce sont des détails sans importance. On oublie, en lisant Tolstoï, qu'Anna Karénine porte des robes de 1870 tant elle nous est proche après un siècle et demi. Et puis certains écrivains, comme Edgar Poe, Melville ou Stendhal, sont mieux compris deux cents ans après leur mort que par ceux qui étaient leurs contemporains.
En définitive, à quelle distance exacte se tient un romancier? En marge de la vie pour la décrire, car si vous êtes plongé en elle - dans l'action - vous en avez une image confuse. Mais cette légère distance n'empêche pas le pouvoir d'identification qui est le sien vis-à-vis de ses personnages et celles et ceux qui les ont inspirés dans la vie réelle. Flaubert a dit: «Madame Bovary, c'est moi.» Et Tolstoï s'est identifié tout de suite à celle qu'il avait vue se jeter sous un train une nuit, dans une gare de Russie. Et ce don d'identification allait si loin que Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu'il décrivait et qu'il absorbait tout, jusqu'au plus léger battement de cil d'Anna Karénine. Cet état second est le contraire du narcissisme car il suppose à la fois un oubli de soi-même et une très forte concentration, afin d'être réceptif au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n'est pas un repli sur soi-même, mais elle permet d'atteindre à un degré d'attention et d'hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer dans un roman.



















J'ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, - et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s'envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu'elle n'avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C'est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. Je pense à mon cousin lointain, le peintre Amedeo Modigliani dont les toiles les plus émouvantes sont celles où il a choisi pour modèles des anonymes, des enfants et des filles des rues, des servantes, de petits paysans, de jeunes apprentis. Il les a peints d'un trait aigu qui rappelle la grande tradition toscane, celle de Botticelli et des peintres siennois du Quattrocento. Il leur a donné ainsi - ou plutôt il a dévoilé - toute la grâce et la noblesse qui étaient en eux sous leur humble apparence. Le travail du romancier doit aller dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles.
J'ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j'admirais. Les biographes s'attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m'évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l'intimité d'un écrivain et c'est là qu'il est au meilleur de lui-même et qu'il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite.
Mais en lisant la biographie d'un écrivain, on découvre parfois un événement marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son oeuvre future et sans qu'il en ait eu toujours une claire conscience, cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres. Aujourd'hui, je pense à Alfred Hitchcock, qui n'était pas un écrivain mais dont les films ont pourtant la force et la cohésion d'une oeuvre romanesque. Quand son fils avait cinq ans, le père d'Hitchcock l'avait chargé d'apporter une lettre à un ami à lui, commissaire de police. L'enfant lui avait remis la lettre et le commissaire l'avait enfermé dans cette partie grillagée du commissariat qui fait office de cellule et où l'on garde pendant la nuit les délinquants les plus divers. L'enfant, terrorisé, avait attendu pendant une heure, avant que le commissaire ne le délivre et ne lui dise: «Si tu te conduis mal dans la vie, tu sais maintenant ce qui t'attend.» Ce commissaire de police, qui avait vraiment de drôles de principes d'éducation, est sans doute à l'origine du climat de suspense et d'inquiétude que l'on retrouve dans tous les films d'Alfred Hitchcock.



















Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres, plus tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un enfant ne s'étonne de rien, et même s'il se trouve dans des situations insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C'est beaucoup plus tard que mon enfance m'a paru énigmatique et que j'ai essayé d'en savoir plus sur ces différentes personnes auxquelles mes parents m'avaient confié et ces différents lieux qui changeaient sans cesse. Mais je n'ai pas réussi à identifier la plupart de ces gens ni à situer avec une précision topographique tous ces lieux et ces maisons du passé. Cette volonté de résoudre des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de percer un mystère m'a donné l'envie d'écrire, comme si l'écriture et l'imaginaire pourraient m'aider à résoudre enfin ces énigmes et ces mystères.
Et puisqu'il est question de «mystères», je pense, par une association d'idées, au titre d'un roman français du XIXe siècle: Les mystères de Paris. La grande ville, en l'occurrence Paris, ma ville natale, est liée à mes premières impressions d'enfance et ces impressions étaient si fortes que, depuis, je n'ai jamais cessé d'explorer les «mystères de Paris». Il m'arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgré la crainte de me perdre, d'aller de plus en plus loin, dans des quartiers que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine. C'était en plein jour et cela me rassurait. Au début de l'adolescence, je m'efforçais de vaincre ma peur et de m'aventurer la nuit, vers des quartiers encore plus lointains, par le métro. C'est ainsi que l'on fait l'apprentissage de la ville et, en cela, j'ai suivi l'exemple de la plupart des romanciers que j'admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle, la grande ville - qu'elle se nomme Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Stockholm - a été le décor et l'un des thèmes principaux de leurs livres.
Edgar Poe dans sa nouvelle «L'homme des foules» a été l'un des premiers à évoquer toutes ces vagues humaines qu'il observe derrière les vitres d'un café et qui se succèdent interminablement sur les trottoirs. Il repère un vieil homme à l'aspect étrange et il le suit pendant la nuit dans différents quartiers de Londres pour en savoir plus long sur lui. Mais l'inconnu est «l'homme des foules» et il est vain de le suivre, car il restera toujours un anonyme, et l'on n'apprendra jamais rien sur lui. Il n'a pas d'existence individuelle, il fait tout simplement partie de cette masse de passants qui marchent en rangs serrés ou bien se bousculent et se perdent dans les rues.
Et je pense aussi à un épisode de la jeunesse du poète Thomas De Quincey, qui l'a marqué pour toujours. À Londres, dans la foule d'Oxford Street, il s'était lié avec une jeune fille, l'une de ces rencontres de hasard que l'on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie et il avait dû quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu'au bout d'une semaine, elle l'attendrait tous les soirs à la même heure au coin de Tichfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. «Certainement nous avons été bien des fois à la recherche l'un de l'autre, au même moment, à travers l'énorme labyrinthe de Londres ; peut-être n'avons-nous été séparés que par quelques mètres - il n'en faut pas davantage pour aboutir à une séparation éternelle.»










Pour ceux qui y sont nés et y ont vécu, à mesure que les années, passent, chaque quartier, chaque rue d'une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même rue est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à la topographie d'une ville, c'est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les écritures superposées d'un palimpseste. Et aussi la vie des autres, de ces milliers et milliers d'inconnus, croisés dans les rues ou dans les couloirs du métro aux heures de pointe.
C'est ainsi que dans ma jeunesse, pour m'aider à écrire, j'essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J'avais l'impression, page après page, d'avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d'une ville engloutie, comme l'Atlantide, et de respirer l'odeur du temps. À cause des années qui s'étaient écoulées, les seules traces qu'avaient laissées ces milliers et ces milliers d'inconnus, c'était leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d'une année à l'autre. Il y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas. Plus tard, je devais être frappé par les vers d'un poème d'Ossip Mandelstam:
Je suis revenu dans ma ville familière jusqu'aux sanglots
Jusqu'aux ganglions de l'enfance, jusqu'aux nervures sous
la peau.
Pétersbourg! […]
De mes téléphones, tu as les numéros.
Pétersbourg! J'ai les adresses d'autrefois
Où je reconnais les morts à leurs voix.
Oui, il me semble que c'est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j'ai eu envie d'écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d'un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone et d'imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms.
On peut se perdre ou disparaître dans une grande ville. On peut même changer d'identité et vivre une nouvelle vie. On peut se livrer à une très longue enquête pour retrouver les traces de quelqu'un, en n'ayant au départ qu'une ou deux adresses dans un quartier perdu. La brève indication qui figure quelquefois sur les fiches de recherche a toujours trouvé un écho chez moi: Dernier domicile connu. Les thèmes de la disparition, de l'identité, du temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des grandes villes. Voilà pourquoi, depuis le XIXe siècle, elles ont été souvent le domaine des romanciers et quelques-uns des plus grands d'entre eux sont associés à une ville: Balzac et Paris, Dickens et Londres, Dostoïevski et Saint-Pétersbourg, Tokyo et Nagaï Kafû, Stockholm et Hjalmar Söderberg.











J'appartiens à une génération qui a subi l'influence de ces romanciers et qui a voulu, à son tour, explorer ce que Baudelaire appelait «les plis sinueux des grandes capitales». Bien sûr, depuis cinquante ans, c'est-à-dire l'époque où les adolescents de mon âge éprouvaient des sensations très fortes en découvrant leur ville, celles-ci ont changé. Quelques-unes, en Amérique et dans ce qu'on appelait le tiers-monde, sont devenues des «mégapoles» aux dimensions inquiétantes. Leurs habitants y sont cloisonnés dans des quartiers souvent à l'abandon, et dans un climat de guerre sociale. Les bidonvilles sont de plus en plus nombreux et de plus en plus tentaculaires. Jusqu'au XXe siècle, les romanciers gardaient une vision en quelque sorte «romantique» de la ville, pas si différente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et c'est pourquoi j'aimerais savoir comment les romanciers de l'avenir évoqueront ces gigantesques concentrations urbaines dans des oeuvres de fiction.
Vous avez eu l'indulgence de faire allusion concernant mes livres à «l'art de la mémoire avec lequel sont évoquées les destinées humaines les plus insaisissables.» Mais ce compliment dépasse ma personne. Cette mémoire particulière qui tente de recueillir quelques bribes du passé et le peu de traces qu'ont laissé sur terre des anonymes et des inconnus est elle aussi liée à ma date de naissance: 1945. D'être né en 1945, après que des villes furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m'a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l'oubli.
Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu'il décrivait était encore stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J'ai l'impression qu'aujourd'hui la mémoire est beaucoup moins sûre d'elle-même et qu'elle doit lutter sans cesse contre l'amnésie et contre l'oubli. À cause de cette couche, de cette masse d'oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.
Mais c'est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l'oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l'océan.


Vous pouvez écoutez ce discours prononcé par l'auteur lui-même 
en cliquant sur le lien suivant :

Modiano est le 15ème écrivain français à recevoir le prix Nobel

- 2014 : Patrick Modiano. Récompensé pour "l'art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l'Occupation", il est l'auteur de "La place de l'étoile", "Dora Bruder", "Un pedigree"...
- 2008 : Jean-Marie Gustave Le Clézio. Il est l'auteur d'une oeuvre prolifique perçue comme une critique de la civilisation urbaine agressive et de l'Occident matérialiste : "Le procès-verbal", "Désert", "Ritournelle de la faim"...
- 2000 : Gao Xingjian. Écrivain contestataire chinois naturalisé français après s'être installé à Paris en 1988. Egalement peintre, traducteur, dramaturge, metteur en scène et critique, il est l'auteur de "La montagne de l'âme", "Le livre d'un homme seul", "La fuite"...
- 1985 : Claude Simon. Un des plus grands écrivains de la mémoire. Les thèmes de la guerre, du désordre absolu des choses ou des souvenirs, parcourent son oeuvre ("La Route des Flandres", "Les Géorgiques", "L'Acacia"...).
- 1964 : Jean-Paul Sartre (Il a refusé le prix, mais reste officiellement lauréat du Nobel). Il publie "L'Être et le néant", traité central de l'existentialisme, avant de privilégier la production de pièces de théâtre ("Huis clos", "Les mouches", "Les mains sales"...).
- 1960 : Saint-John Perse, de son vrai nom Alexis Léger, poète, diplomate, philosophe et historien. Il est l'auteur d'une oeuvre poétique monumentale.
- 1957 : Albert Camus. Membre du mouvement de résistance Combat avant de devenir rédacteur en chef du journal du même nom en 1944. Écrivain engagé, il doit sa renommée à des romans comme "L'étranger", "L'homme révolté", "La peste"...
- 1952 : François Mauriac. Chrétien de tradition familiale et d'éducation, il est révélé au public en 1922 par "Le baiser au lépreux". Il s'engage après la guerre en faveur des colonisés et des idéaux du gaullisme.
- 1947 : André Gide. Auteur de "La symphonie pastorale", "Les nourritures terrestres" et "Les faux-monnayeurs", il a voulu prendre parti dans les grands problèmes de son époque (contre le colonialisme, pour le pacifisme et le communisme), tout en gardant une certaine distance: son voyage en URSS l'amènera à dénoncer le stalinisme.
- 1937 : Roger Martin du Gard. Auteur, entre autres, des "Thibault", roman en 9 volumes publiés entre 1922 et 1940.
- 1927 : Henri Bergson. Agrégé de philosophie, il est l'auteur de nombreux ouvrages de référence, comme "Matière et mémoire" (1896), "Le rire" (1899), "L'évolution créatrice" (1907), "L'énergie spirituelle" (1919).
- 1921 : Anatole France. Jacques Anatole François Thibault, de son vrai nom, acquiert la notoriété avec "Le crime de Sylvestre Bonnard" (1881). Signataire, avec Émile Zola, de la pétition en faveur d'Alfred Dreyfus, il décrit de manière très fine les problèmes de son temps.
- 1915: Romain Rolland. Son oeuvre majeure, "Jean-Christophe", épopée moderne en dix volumes, raconte l'histoire d'un individu pris dans les filets de l'Histoire.
- 1904: Frédéric Mistral. Écrivain et lexicographe, chantre de l'indépendance de la Provence et surtout du provençal "première langue littéraire de l'Europe civilisée". Il reçoit le Prix Nobel de littérature conjointement avec l'Espagnol José Echegaray.
- 1901 : Sully Prudhomme, poète, de son vrai nom René François Armand Prudhomme. Il est le premier auteur à recevoir le prix Nobel de littérature.

Patrick MODIANO - Auteur de chansons

Patrick Modiano a eu très tôt le goût de l'écriture. Il est l'auteur de nombreux romans mais aussi de 4 chansons qu'il a écrites pour Françoise Hardy.

Je fais des puzzle

Etonnez-moi Benoît

MODIANO - Un Pedigree

Dans Un Pedigree, l'écrivain évoque la vie de ses parents, son père surtout, et l'influence que leur manque d'attention et de tendresse a eu sur sa propre existence.

En cliquant sur le lien ci-dessous, vous pouvez écouter un extrait de ce roman autobiographique lu par Jean-Louis Trintignan, célèbre acteur français :


Cet extrait aussi est intéressant, car il évoque le souvenir que Modiano a de sa vie de pensionnaire...

Les veilleuses du dortoir. Les retours au dortoir après les vacances. La première nuit est pénible. On se réveille et on ne sait plus où on est. Les veilleuses vous le rappellent brutalement. Extinction des feux à 21 heures. Le lit trop petit. Les draps qu’on ne change pas pendant des mois et qui puent. Les vêtements aussi. Lever à 6H15. Toilette sommaire, à l’eau froide, devant les lavabos de dix mètres de long, abreuvoirs surmontés d’une rangée de robinets. Etude. Petit déjeuner. Café sans sucre dans un bol en métal. Pas de beurre. A la récréation du matin, sous le préau, nous pouvons lire, par groupes, un exemplaire du journal L’Echo Liberté. Distribution d’une tranche de pain sec et d’un carré de chocolat noir à 16 heures. Polenta pour le dîner. Je crève de faim. J’ai des vertiges. Un jour, avec quelques camarades, nous prenons à partie l’économe, l’abbé Bron, en lui disant que nous n’avons pas assez à manger. Promenade de la classe le jeudi après-midi autour de Thônes. J’en profite pour acheter Les Lettres françaises, Arts et les Nouvelles littéraires au village. Le les lis de la première à la dernière ligne. Tous ces hebdomadaires s’entassent dans ma table de nuit. Récréation après le déjeuner où j’écoutais le transistor. Là-bas, derrière les arbres, les plaintes monotones de la scierie. Jours interminables de pluie sous le préau. La rangée des chiottes à la turque avec leurs portes qui ne ferment pas. Le Salut à la chapelle, le soir, avant de rentrer, en rang, au dortoir. La neige, pendant six mois. Cette neige, je lui ai toujours trouvé quelque chose d’émouvant et d’amical. Et une chanson cette année-là, dans le transistor : Non, je ne me souviens plus du nom du bal perdu…

Le bal perdu, chanson populaire de Bourvil

Puis il y a eu cet échange de lettres entre nous. « Albert Rodolphe Modiano, 15 quai de Conti, Paris VIème, le 3 août 1966. Cher Patrick, dans le cas où tu décideras d’agir selon ton bon vouloir et de passer outre mes décisions, la situation serait la suivante : tu as 21 ans, tu es donc majeur, je ne suis plus responsable de toi. En conséquence, tu n’auras pas à espérer de ma part une aide quelconque, un soutien de quelque nature que ce soit, tant sur le plan matériel que sur le plan moral. Les décisions que j’ai prises te concernant sont simples, tu les acceptes ou non, sans discussion possible : tu résilies ton sursis avant le 10 août afin d’être incorporé en novembre prochain. Mercredi matin, nous avions convenu de nous rendre à la Caserne de Reuilly afin de résilier ton sursis. Nous avions RDV à midi ½, je t’ai attendu jusqu’à 13H15, et suivant ta méthode habituelle de garçon hypocrite et mal élevé, tu n’es pas venu au RDV sans même prendre la peine de t’excuser. Je peux te dire que c’est la dernière fois que tu auras l’occasion de manifester à mon égard une telle lâcheté. »

«  Paris le 4 août 1966. Cher Monsieur, vous savez qu’au siècle dernier, les sergents recruteurs saoulaient leurs victimes et leur faisaient signer leur engagement. La précipitation avec laquelle vous vouliez me traîner à la caserne de Reuilly me rappelait ce procédé. Le service militaire vous offre une excellente occasion de vous débarrasser de moi. Le « soutien moral » que vous m’aviez promis la semaine dernière, les caporaux s’en chargeront. Quant au soutien matériel, il sera superflu puisque je trouverai gîte et nourriture à la caserne. Bref, j’ai décidé d’agir selon mon bon plaisir et de passer outre à vos décisions. Ma situation sera donc la suivante : j’ai 21 ans, je suis majeur, vous n’êtes plus responsable de moi. En conséquence, je n’ai pas à espérer de votre part une aide quelconque, un soutien de quelque nature que ce soit, tant sur le plan matériel que sur le plan moral. »
C’est une lettre que je regrette de lui avoir écrite, aujourd’hui. Mais que pouvais-je faire d’autre ? Je ne lui en voulais pas et, d’ailleurs, je ne lui en ai jamais voulu.

«  Albert Rodolphe Modiano, le 9 août 1966. J’ai reçu ta lettre du 4 août adressée non à ton père mais à « cher monsieur » dans lequel il faut bien que je me reconnaisse. Ta mauvaise foi et ton hypocrisie n’ont pas de limites. Nous assistons à la réédition de l ‘affaire de Bordeaux. Ma décision concernant ton incorporation militaire en novembre prochain n’a pas été prise à la légère. Je jugeais indispensable que tu changes non seulement d’atmosphère, mais que ta vie se fasse dans des conditions de discipline et non de fantaisie. Ton persiflage est abject. Je prends acte de ta décision. Albert Modiano. » Je ne l’ai plus jamais revu.




ALBERT COHEN - Le Livre de ma mère 




Je me souviens aussi de nos promenades du dimanche, en été, elle et moi, tout jeune garçon. On n’était pas riches et le tour de la Corniche ne coûtait que trois sous. Ce tour, que le tramway faisait en une heure, c’était en été, nos villégiatures, nos mondanités, nos chasses à courre. Elle et moi, deux faibles et bien vêtus, et aimants à en remontrer à Dieu. Je revois un de ces dimanches. Ce devait être à l’époque du Président Fallières, gros rouge ordinaire, qui m’avait fait frissonner de respect lorsqu’il était venu visiter notre lycée : « Le chef de la France », m’étais-je répété, avec une chair de poule d’admiration.
En ce dimanche, ma mère et moi nous étions ridiculement bien habillés et je considère avec pitié ces deux naïfs d’antan, si inutilement bien habillés, car personne n’était avec eux, personne ne se préoccupait d’eux. Ils s’habillaient très bien pour personne. Moi, en inopportun costume de petit prince et avec un visage de fille, angélique et ravi à me faire lapider. Elle, reine de Saba déguisée en bourgeoise, corsetée, émue et un peu égarée d’être luxueuse. Je revois ses longs gants de dentelle noire, son corsage à ruches avec des plissés, des bouillons et des fronces, sa voilette, son boa de plumes, son éventail, sa longue jupe à taille de guêpe et à volants qu’elle soutenait de la main et qui découvrait des bottines à boutons de nacre avec un petit rond de métal au milieu. Bref, pour cette promenade dominicale, on s’habillait comme des chanteurs d’après-midi mondaine et il ne nous manquait que le rouleau de musique à la main.
Arrivés à l’arrêt de La Plage, en face d’un casino rongé d’humidité, on prenait place solennellement, émotifs et peu dégourdis, sur des chaises de fer et devant une table verte. Au garçon de la petite baraque, qui s’appelait « Au Kass’Kroutt’s », on demandait timidement une bouteille de bière, des assiettes, des fourchettes et, pour se le concilier, des olives vertes. Le garçon parti, c’est-à-dire le danger passé, on se souriait avec satisfaction, ma mère et moi, un peu empotés. Elle sortait alors les provisions emballées et elle me servait, avec quelque gêne si d’autres consommateurs nous regardaient, toutes sortes de splendeurs orientales, boulettes aux épinards, feuilletés au fromage, boutargue, rissoles aux raisins de Corinthe et autres merveilles. Elle me tendait une serviette un peu raide, amoureusement repassée la veille par ma mère si heureuse de penser, tandis qu’elle repassait en fredonnant un air Lucie de Lammermoor, qu’elle irait demain avec son fils au bord de la mère. Elle est morte.




JULES VALLÈS - L'Enfant



Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout petit ; je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisoté ; j’ai été beaucoup fouetté.
Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins ; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est pour midi, rarement plus tard que quatre heures.
Mademoiselle Balandreau m’y met du suif.
C’est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure au-dessus de nous. D’abord elle était contente : comme elle n’a pas d’horloge, ça lui donnait l’heure. « Vlin ! Vlan ! Zon ! Zon ! – voilà le petit Chose qu’on fouette ; il est temps de faire mon café au lait. »
Mais un jour que j’avais levé mon pan, parce que ça me cuisait trop, et que je prenais l’air entre deux portes, elle m’a vu ; mon derrière lui a fait pitié.
Elle voulait d’abord le montrer à tout le monde, ameuter les voisins autour, mais elle a pensé que ce n’était pas le moyen de le sauver, et elle a inventé autre chose.
Lorsqu’elle entend ma mère me dire : « Jacques, je vais te fouetter !
-        Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais faire ça pour vous.
-        Oh ! chère mademoiselle, vous êtes trop bonne ! »
Mademoiselle Balandreau m’emmène ; mais au lieu de me fouetter, elle frappe dans ses mains ; moi, je crie. Ma mère remercie, le soir, sa remplaçante.
« A votre service », répond la brave fille, en me glissant un bonbon en cachette.

Mon premier souvenir date donc d’une fessée.


HERVÉ BAZIN - Vipère au poing





Cet extrait est l'incipit du roman. Tout en expliquant le titre, ce texte présente aussi la haine du narrateur pour sa mère.

L’été craonnais, doux mais ferme, réchauffait ce bronze impeccablement lové sur lui-même : trois spires de vipères à tenter l’orfèvre, moins les saphirs classiques des yeux, car, heureusement pour moi, cette vipère, elle dormait.
Elle dormait trop, sans doute affaiblie par l’âge ou fatiguée par une indigestion de crapauds. Hercule au berceau étouffant les reptiles : voilà un mythe expliqué ! Je fis comme il a dû faire : je saisis la bête par le cou, vivement. Oui, par le cou et, ceci, par le plus grand des hasards. Un petit miracle en somme et qui devait faire long feu dans les saints propos de la famille.
Je saisis la vipère par le cou, exactement au-dessus de la tête, et je serrai, voilà tout. Cette détente brusque, en ressort de montre, qui saute hors du boîtier – et le boîtier, pour ma vipère, s’appelait la vie – ce réflexe désespéré pour la première et pour la dernière fois en retard d’une seconde, ces enroulements, ces déroulements, ces enroulements froids autour de mon poignet, rien ne me fit lâcher prise. Par bonheur, une tête de vipère, c’est triangulaire (comme Dieu, son vieil ennemi ) et montée sur un cou mince, où la main peut se caler. Par bonheur, une peau de vipère, c’est rugueux, sec d’écailles, privé de la viscosité défensive de l’anguille. Je serrais de plus en plus fort, nullement inquiet, mais intrigué par ce frénétique réveil d’un objet apparemment si calme, si digne de figurer parmi les jouets de tout repos. Je serrais. Une poigne rose de bambin vaut un étau. Et, ce faisant, pour la mieux considérer et m’instruire, je rapprochais la vipère de mon nez, très près, tout près, mais rassurez-vous, à un nombre de millimètres suffisant pour que fut refusée leur dernière chance à des crochets tout suintants de rage.
Elle avait de jolis yeux, vous savez, cette vipère, non pas des yeux de saphir comme les vipère de bracelets, je le répète, mais des yeux de topaze brûlée, piqués noir au centre et tout pétillants d’une lumière que je saurais plus tard s’appeler la haine et que je retrouverais dans les prunelles de Folcoche, je veux dire de ma mère, avec, en moins, l’envie de jouer (et, encore, cette restriction n’est-elle pas sûre !)
Elle avait aussi de minuscules trous de nez, ma vipère, et une gueule étonnante, béante, en corolle d’orchidée, avec, au centre, la fameuse langue bifide – une pointe pour Eve, une pointe pour Adam -, la fameuse langue qui ressemble tout bonnement à une fourchette à escargots.

Je serrais, je vous le redis. C’est très important. C’était aussi très important pour la vipère.  Je serrais, et la vie se fatiguait en elle, s’amollissait, se laissait tomber au bout de mon poing, en flasque bâton de Moïse. Des sursauts, bien sûr, elle en avait, mais de plus en plus espacés, d’abord en spirale, puis en crosse d’évêque, puis en point d’interrogation. Je serrais toujours. Enfin, le dernier point d’interrogation devint un point d’exclamation, lisse, définitif et ne frémissant même plus de la pointe. Les topazes s’éteignirent à moitié recouvertes par deux morceaux de taffetas bleuâtres. La vipère, ma vipère, était morte ou, plus exactement, pour moi, l’enfant, elle était retournée à l’état de bronze où je l’avais trouvée quelques minutes auparavant, au pied du troisième platane de l’allée du pont.



Ce roman a été adapté au cinéma à 2 reprises avec Alice Saprich puis Catherine Frot dans le rôle de la mère détestée : Folcoche.




DANIEL PENNAC - Chagrin d'école




Commençons par l’épilogue : Maman, quasi centenaire, regardant un film sur un auteur qu’elle connaît bien. On voit l’auteur chez lui, à Paris, entouré de ses livres, dans sa bibliothèque qui est aussi son bureau. La fenêtre ouvre sur une cour d’école. Raffut de récré. On apprend que pendant un quart de siècle l’auteur exerça le métier de professeur et que s’il a choisi cet appartement donnant sur deux cours de récréation, c’est à la façon d’un cheminot qui prendrait sa retraite au-dessus d’une gare de triage. Puis on voit l’auteur en Espagne, en Italie, discutant avec ses traducteurs, blaguant avec ses amis vénitiens, et sur le plateau du Vercors, marchant, solitaire, dans la brume des altitudes, parlant métier, langue, style, structure romanesque, personnages…Nouveau bureau, ouvert sur la splendeur alpine, cette fois. Ces scènes sont ponctuées par des interviews d’artistes que l’auteur admire, et qui parlent eux-mêmes de leur propre travail : le cinéaste et romancier Dai Sijie, le dessinateur Sempé, le chanteur Thomas Fersen, le peintre Jürg Kreienbühl.
Retour à Paris : l’auteur derrière son ordinateur, parmi ses dictionnaires cette fois. Il en a la passion, dit-il. On apprend d’ailleurs, et c’est la conclusion du film, qu’il y est entré, dans le dictionnaire, le Robert, à la lettre P, sous le nom de Pennac, de son nom entier Pennacchioni, Daniel de son prénom.
Maman, donc, regarde ce film, en compagnie de mon frère Bernard, qui l’a enregistré pour elle. Elle le regarde d’un bout à l’autre, immobile dans son fauteuil, l’œil fixe, sans piper mot, dans le soir qui tombe.
Fin du film.
Générique.
Silence.
Puis, se tournant lentement vers Bernard, elle demande :
Tu crois qu’il s’en sortira un jour ?